Fin de partie pour le shogun de Renault-Nissan-Mitsubishi?

«Mais qu’est-ce qui peut donc pousser les hommes qui ont déjà tout à en vouloir encore plus?» Cette question, qui sonne comme un sujet de philo du bac, n’en finit pas d’agiter le monde de l’automobile. Et, par extension, le monde tout court. 

C’est vrai, ça: qu’est-ce qui peut bien pousser ces archipuissants à en vouloir toujours plus? Le psy qui trouvera la réponse… fera fortune!

Tenez, au hasard, prenez… Carlos Ghosn. Encore un baron qui mord la poussière! L’homme qui se pavanait dans tous les salons automobiles du monde avec l’air sévère et arrogant de celui qui se situe au-dessus de la masse, que la moindre question irrite et qui n’a pas de temps à perdre au contact des simples mortels. Le shogun tout puissant qui, à la tête de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, n’avait de cesse de se prétendre numéro un mondial. Le potentat qui, au moment où, pour la première fois les affaires avaient tourné mal, n’avait pas hésité à sacrifier son second, Carlos Tavares, pour éviter la faillite de Renault et poursuivre sa quête de gloire et de puissance.

Carlos Ghosn, c’est l’histoire de la réussite personnelle, l’archétype de l’icône du capitalisme pur et dur. Né le 9 mars 1954, à Porto Velho au Brésil, dans une famille de la diaspora libanaise, il entend parler français, portugais et libanais dès son plus jeune âge. Jusqu’à six ans, il vit au Brésil où son grand-père avait lui-même émigré à l’âge de 13 ans. À six ans, donc, c’est le retour au Liban et l’entrée dans un collège jésuite, ce qui, selon ses dires, lui donnera le goût «du défi et de la compétitivité».

Plus tard, il arrive en France et suit deux des cursus les plus prestigieux: Polytechnique, puis l’École des Mines. En 1978, âgé de 24 ans, il entre chez Michelin dont il devient, trois ans plus tard, directeur de l’usine du Puy et se charge, en outre, de la recherche et du développement. Puisqu’il vient du Brésil, Michelin le nomme chef des opérations pour le continent Sud-Américain en 1985. En 1989, c’est le tournant de sa carrière: nommé directeur des opérations en Amérique du Nord, il scelle la fusion entre Michelin et Uniroyal Goodrich et accède au statut de patron star.

En 1996, il quitte Michelin pour Renault, devenant le vice-président exécutif, en charge du management général. Au moment de la prise de participation de Renault dans Nissan, c’est logiquement lui que le groupe décide d’envoyer au Japon, encadré par une équipe de 16 français, pour relancer Nissan. Il va y forger sa légende de «tueur de coûts». Les marchés qualifient d’irréaliste son plan de restructuration? Deux ans plus tard… il est nommé président directeur général de Nissan!

La «méthode Ghosn»? Diminution drastique des coûts et licenciements massifs. Le sytle plaît et quand, en avril 2005, le président de Renault Louis Schweizer cède son poste, c’est logiquement à Carlos Ghosn qu’il revient. Là aussi, le défi est de taille. Sa première idée de relancer le Losange en augmentant les ventes est pourtant un échec cuisant. La faute à la crise économique ambiante. Fait incroyable: Ghosn annonce renoncer à son bonus. Une manière de faire avaler la pilule des efforts de restructuration qu’il impose?

Bref, l’homme semble aussi couronné de succès qu’impitoyable et sans états d’âme et sa trajectoire semble promise au succès. Même si, parfois, ses convictions étonnent. Il est par exemple le premier à prendre le pari de l’électrique. Alors que le reste de l’industrie doute, il impose son choix à l’Alliance. Le couronnement de sa Leaf, nommée voiture de l’année… avant même d’être en vente, conforte sa «vision». Les autres constructeurs n’ont plus le choix: ils se ruent comme un seul homme vers la fée électricité.

Qu’on l’aime, un peu, ou qu’on le déteste, beaucoup, Carlos Ghosn est l’exemple, le golden boy, l’un des capitaines d’industrie les plus puissants et les plus influents de la planète. Et il arbore presque autant de médailles qu’un général soviet: Temple de la Renommée des constructeurs automobiles japonais en 2004, au Temple de la Renommée des constructeurs automobiles Américains en tant qu’«Homme de l’Année 2004 », Chevalier Commandeur honoraire de l’ordre de l’Empire britannique en 2006, Prix du Leadership Transculturel de l’INSEAD en 2008, PDG le plus respecté de l’année pour le magazine CEO Quarterly en 2010, l’un des sept sud-américains les plus puissants pour le magazine Forbes la même année. Homme d’Affaire de l’Année pour l’Asie en 2011 selon CNBC, il reçoit aussi la médaille de la Fédération Internationale des Sociétés d’Ingénieurs des Techniques de l’Automobile. En 2012, c’est le Prix Annuel de la Japan Society en 2012 qu’il rafle, avant de devenirs le premier personnage de l’industrie automobile à gagner un «Lifetime Achievement Award» en reconnaissance à son œuvre de la part de Société de Gestion Stratégique, une association à but non lucratif qui promeut le leadership éthique et stratégique. (sic) En 2012 toujours, il est élevé au rang de Docteur honoris causa de l’université de Waseda à Tokyo, reçoit la Grande Croix de l’ordre d’Isabelle la Catholique, distinction honorifique accordée aux civils en reconnaissance aux services rendus à l’Espagne. En juin 2016, il est élevé au rang de docteur honoris causa par l’Université Saint-Joseph  à Beyrouth… Ouf! N’en jetez plus!

Le patron idéal, en somme. Celui aux côtés duquel Emmanuel Macron est fier de parcourir les travées des usines Renault (dont l’Etat détient 15,01% du capital) devant les caméras de télévision pour souligner la France qui gagne.

Jusqu’à ce funeste 19 novembre 2018, quand une nouvelle fait voler en éclat l’image d’Epinal: selon la télévision nationale japonaise NHK, Carlos Ghosn a été arrêté par la police! Le patron à succès, le dirigeant que tout le monde admire, l’homme qui touche un salaire de Nissan et un autre de Renault et qui a le monde de la finance à ses pieds est accusé d’avoir sciemment sous-évalué ses rémunérations dans des rapports financiers et d’avoir utilisé des biens de l’entreprise à des fins personnelles! Et cela depuis plusieurs années!

Patatras! Voir son masque se fissurer et dégringoler de son piédestal, en donnant l’image d’un homme sans honneur? Impossible de faire pire au pays des samouraïs!  D’ailleurs Nissan n’affiche pas la moindre pitié qui annonce que, suite à une enquête interne, elle accuse le président de son conseil d’administration de malversations et propose de le «démettre de son poste rapidement». Ledit conseil se réunira jeudi «pour voter le départ de Ghosn». Mais Nissan l’assure: «l’alliance avec Renault et Mitsubishi ne sera pas affectée». En France, la réaction n’a pas tardé: Renault annonce dans un communiqué que son conseil d’administration «se réunira au plus vite» lui aussi.

Pour Carlos Ghosn, la chute va être dure! Selon Hiroto Saikawa, actuel patron de Nissan, une enquête interne a révélé que le Brésilien, qui était resté à la tête du conseil d’administration, n’aurait ainsi déclaré «que» 44 millions de revenus sur les 84 millions de dollars qu’il a empochés lors des cinq dernières années! En outre, il aurait utilisé le fonds d’investissement de l’entreprise à des fins personnelles. 

Et le pire, c’est que Carlos Ghosn n’est pas le seul impliqué dans ces magouilles: Nissan déclare avoir mené son enquête interne sur la base d’une information dénonçant des «pratiques inappropriées» de la part de Carlos Ghosn mais aussi de l’administrateur Greg Kelly: «L’enquête a montré qu’au fil des ans, Ghosn et Kelly ont déclaré des montants de rémunération inférieurs aux montants réels dans des rapports à la Bourse de Tokyo afin de réduire le montant déclaré de la rémunération de Carlos Ghosn». Va-t-il, une fois encore, prétendre que ce n’était pas lui le responsable. Kelly jouera-t-il, comme Tavares à l’époque, le rôle de «fusible» pour que Ghosn poursuive son parcours? Rien n’est moins sûr.

De héros de l’ultralibéralisme, voilà donc le baron déchu au rang de vil escroc. Son seul vrai tort, finalement, étant de… s’être fait prendre! Puisqu’en fait, comme d’autres avant lui, ses malversations duraient depuis des années. Et les chiffres donnent le tournis: ses 13 millions d’euros de revenus l’an dernier en faisaient pourtant le troisième patron le mieux payé de France, derrière Bernard Charlès de Dassault Systems (24,6 millions d’euros) et Gilles Gobin de Rubis (21,1 millions d’euros). Visiblement, cela ne lui suffisait pas… Toute ressemblance avec d’autres patrons riches à millions qui imposent des régimes pain sec et eau à leurs employés en se gavant au passage n’est, semble-t-il, ni fortuite, ni involontaire. Pas sûr, non plus, que ce soit en particules fines ou en grammes de CO2 par kilomètre que le monde de l’automobile pollue le plus, finalement.